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Lien social et précarité alimentaire : quelle place pour les repas partagés ?

Qu’il s’agisse de fêtes religieuses, culturelles ou familiales, ces moments sont pour beaucoup d’entre nous l’occasion de partager un repas entre proches. Au-delà de leur caractère festif, ce sont des temps de partage et de convivialité qui nous permettent de nous connecter aux autres et de renforcer nos liens sociaux.

Plat entres lesmains

Si les repas partagés apparaissent dans la lutte contre la précarité alimentaire comme un des leviers pour briser le cercle de l’isolement, il est important d’avoir en tête certains principes essentiels pour que ces repas soient vecteurs d’inclusion et de moments de plaisir partagés.

Sonia Bouima, socio-anthropologue de l’alimentation, nous apporte quelques éclairages sur ce concept, une invitation à (re)penser la place des « repas partagés » dans la lutte contre la précarité alimentaire

Le temps des fêtes peut accentuer le sentiment d'isolement

Le partage du repas constitue une norme sociale forte présente au sein de nombreuses cultures et traditions à travers le monde. Repas de fêtes comme repas du quotidien représentent autant d’occasions de se réunir, de réaffirmer son appartenance à une communauté et son adhésion à un système de valeurs. Sonia Bouima nous rappelle que la France, dont le modèle alimentaire se base sur un attachement fort à la gastronomie (l'art de cuisiner et de déguster des mets sophistiqués), à la commensalité (le fait de partager le repas avec d’autres personnes) et à la convivialité (le plaisir pouvant en découler), ne fait pas exception. 

Et si, pour être socialement acceptable, le repas se doit d’être partagé, c’est plus particulièrement vrai durant les périodes de célébrations. C’est le cas des fêtes de fin d’année (Noël, jour de l’an) qui cristallisent de nombreuses attentes sociales et qui peuvent être mal vécues pour les personnes en situation d’insécurité alimentaire, qui représentaient 32% de la population française en 2024, d’après la dernière édition de l’Observatoire des Vulnérabilités Alimentaires de la Fondation Nestlé France x C-Ways .

Cette insécurité alimentaire est souvent associée à des situations d’isolement social. L’étude CSA 2024 réalisée pour la Fédération Française des Banques Alimentaires montre ainsi que plus de 46% des personnes accueillies dans les antennes du réseau sont des personnes seules, et qu’une personne accueillie sur deux ne reçoit pas d’aide de son entourage2. De cet isolement social peut découler un sentiment de honte et de solitude, comme l’explique le philosophe Jean-Sébastien Philippart dans l’épisode « Pourquoi avez-vous honte de manger seul.e ? » du podcast Manger de Louie Media : « Manger seul, c’est afficher qu’on ne fait pas partie d’un groupe3». Plus encore, cette situation peut renforcer la peur de la stigmatisation chez une population qui évite déjà l’aide alimentaire en raison du sentiment de la disqualification sociale que cette aide peut procurer. En 2024, cette crainte reste le principal motif de non-recours à l’aide alimentaire, comme le révèle l’Observatoire des Vulnérabilités Alimentaires. 44% des personnes en situation de précarité alimentaire qui ne bénéficient pas de l’aide alimentaire déclarent en effet ne pas solliciter d’aide car elles ne se sentent pas à l’aise vis-à-vis des autres1.

Un repas « en commensalité » peut-il être vécu comme une contrainte ?

Sonia Bouima tient à le rappeler : s’il existe une tradition qui valorise le fait de « manger ensemble », le repas partagé n’est pas nécessairement synonyme de plaisir et de convivialité. Une période de festivités peut ainsi créer une « injonction à être ensemble », avec des personnes que l’on n’a pas forcément choisies, autour d’un repas qui ne correspond pas toujours à son régime alimentaire - ce qui peut créer de la gêne chez les hôtes comme chez les convives, voire des tensions.  

De plus, comme l’explique la sociologue Fairley Le Moal dans son article « Le travail émotionnel des repas de famille : le prix de la convivialité », le repas partagé est associé à un « travail émotionnel » consistant à gérer les émotions des convives4. Il implique un certain nombre de normes de bienséance et de courtoisie visant la préservation d’une ambiance agréable à table. De la charge mentale associée à la préparation du repas (élaboration du menu, courses, réalisation des recettes, gestion de déchets, etc.) à ses conditions de consommation (aménagement, décoration, ambiance) les repas partagés, et a fortiori les repas de fêtes, peuvent générer une charge importante bien que largement invisibilisée, qui repose le plus souvent sur les femmes. Et, dans certains cas, si un repas partagé est imposé alors qu’il existe des relations conflictuelles entre convives, il peut générer une forme de violence pour les personnes qui le vivent, et renforcer le rejet de ce moment de convivialité.

Penser les repas partagés comme une opportunité, et non une obligation.

Malgré ces nuances, le repas partagé reste un outil puissant de lutte contre l'isolement social et la précarité alimentaire. Nombreuses sont les associations qui le mettent régulièrement en place : ces moments sont l’occasion pour les convives de créer du lien entre eux ou avec les bénévoles, de partager leurs savoirs et savoir-faire culinaires et leurs histoires de vie. Au-delà de la création de liens sociaux, ils participent au recouvrement d’une forme de dignité, crucial lorsque l’on parle de droit à l’alimentation.

Pour que les repas partagés se déroulent dans de bonnes conditions et afin de limiter les tensions, Sonia Bouima partage quelques conseils pour veiller au respect de chacune et chacun :

1.    Laisser le choix : permettre aux personnes de participer ou non à un repas partagé, sans l'imposer ni stigmatiser le repas solitaire. Puisque nous n'avons pas tous les mêmes pratiques ni les mêmes représentations autour du repas, il convient également de reconnaître la diversité socioculturelle en valorisant différents répertoires culinaires, célébrations, manières de table ou régimes alimentaires.

2.    Soigner les relations : permettre aux convives de choisir librement leur place à table en fonction de leurs affinités. Un repas partagé peut être désagréable, voire conflictuel, si les voisins de table ne sont pas choisis. Une médiation sociale à table peut également aider les personnes moins à l'aise socialement à s'intégrer et à prévenir d'éventuelles tensions.

3.    Proposer des repas réguliers : la création de liens sociaux nécessite du temps et des rencontres régulières. Les repas de fêtes doivent davantage être perçus comme la célébration de liens existants que les repas "ordinaires" auraient contribué à construire. Organiser des repas partagés tout au long de l'année renforce également l'inclusivité, sans les limiter à une tradition spécifique.

4.    Renforcer la dignité : le plaisir à table ne se limite pas au contenu de l'assiette ni à la convivialité. Prendre soin de la présentation (formes, couleurs, vaisselle...) et de l'environnement (décoration, mobilier, ambiance sonore...), même avec les moyens du bord, valorise les individus en les éloignant de la nécessité. Ces détails sont importants même en dehors des périodes de célébration car une consommation "normalisée" qui reprend les standards du repas familial ou de la gastronomie peut contribuer à maintenir la dignité des personnes.

De nombreuses associations comme Accueil 15, La Croix-Rouge Française ou les Banques Alimentaires font déjà de ces repas partagés des rendez-vous réguliers. Une modalité d’action à laquelle participe la Fondation Nestlé France dont la mission est de favoriser l’accès à une alimentation non seulement saine et durable mais qui génère également du lien social. Bien manger, c’est partager bien plus qu’un repas !

Vous souhaitez vous engager pour contribuer à la lutte contre l’isolement des personnes en situations d’insécurité alimentaire ?

Il existe de nombreuses structures engagées sur tout le territoire qui proposent une grande diversité d’actions et de modalités d’implication.

Retrouvez des associations près de chez vous sur jeveuxaider.gouv.fr !

Article écrit en collaboration avec Sonia Bouima

Sonia Bouima est sociologue de l’alimentation. Chercheuse associée au laboratoire S2HEP de Lyon et fondatrice de Humaneaty® où elle accompagne toute structure désireuse de mettre en œuvre des dispositifs alimentaires raisonnés. Elle est lauréate de la bourse de recherche « Les défis de l’accueil alimentaire » de la Fondation Croix-Rouge Française soutenue par la Fondation Nestlé France.


1 Fondation Nestlé France et C-Ways, Observatoire des Vulnérabilités Alimentaires, 2024.
2CSA pour la Fédération Française des Banques Alimentaires, Étude profil 2024 : « Qui sont les personnes accueillies à l’aide alimentaire ? ». Lien vers la synthèse de l’étude
3Louie Media, « Pourquoi avez-vous honte de manger seul.e ? », Manger Podcast, 2019.  https://louiemedia.com/manger
  4Fairley Le Moal, « Le travail émotionnel des repas de famille : le prix de la convivialité », The Conversation, 23 décembre 2024.